Louis Lumière, au secours !

Le cinéma, depuis sa naissance, a sans cesse évolué grâce à un certain nombre de révolutions plus ou moins brutales, parfois lentement assimilées ou au contraire très vite absorbées par l’industrie du 7e art.
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Avènement du son, de la couleur, du relief, de la stéréophonie, de la grande vitesse, de la « caméra légère », de l’écran large, du Scope, de l’Imax, du numérique bien entendu, etc., autant de sujets importants qui scandent toutes les histoires classiques du cinéma.

Le public a accueilli presque toujours avec faveur toutes ces évolutions, tout simplement parce qu’elles permettaient d’augmenter les sensations de l’œil, de l’oreille et de « l’entendement », selon l’expression des philosophes au temps de l’Ancien Régime.

 

Ces (r)évolutions étaient souvent souhaitables et compatibles, car elles répondaient ontologiquement à la vocation du spectacle cinématographique tel qu’il avait été défini en 1895 par Louis Lumière et par Georges Méliès l’année suivante : la projection d’images animées photographiques dans une salle obscure, devant un public (payant), la recherche de la réalité, de même que la création d’images nouvelles, parfois truquées, jamais vues auparavant. Le cinéma depuis 1895 s’est voulu toujours plus spectaculaire, plus immersif, que ce soit au point de vue de l’image, du son, des dispositifs.

Les lois de la prise de vues cinématographiques ont d’abord été définies par le physiologiste Étienne-Jules Marey dès 1889. Sa caméra « chronophotographique » a permis l’entraînement au foyer d’un objectif, par intermittence, d’une bande sensible, dont les arrêts correspondaient à l’ouverture de l’obturateur. Cette bande sensible sur laquelle Marey enregistre toutes sortes de mouvements, c’est un film transparent, en nitrate de cellulose, fabriqué par Eastman pour son Kodak.

 

Louis Lumière en 1895 définit une autre loi décisive : s’il est perforé, ce film peut être projeté devant une large audience, au moyen d’une lanterne magique. Et ce spectacle peut rapporter de l’argent : moteur décisif pour précipiter la naissance de l’industrie cinématographique, incarnée alors par Charles Pathé et Léon Gaumont en France.

Entre Marey et Lumière, s’est glissé l’Américain Thomas Edison qui, lui, a essayé d’imposer un concept férocement égoïste : la vision de ces films 35 mm perforés pouvait aussi se faire en vision solitaire, à travers la lentille grossissante d’un kinétoscope. Ce dernier, importé en Europe en 1894, rencontra un succès de curiosité, avant de disparaître rapidement au profit de la projection de Lumière, bien plus généreuse et populaire.

 

Louis Lumière, en imposant intelligemment la projection (que Marey avait lui aussi rêvée dès 1892, sans succès), reprenait donc en fait une très vieille idée, celle de la lanterne magique, un appareil d’optique étonnant apparu au XVIIe siècle. Son principe est resté à peu près le même du XVIIe siècle jusqu’au début du XXe siècle.

C’est une boîte en bois, en tôle, en cuivre ou en carton, de forme cubique, ronde ou cylindrique, surmontée d’une cheminée, pourvue d’un jeu de lentilles, d’un réflecteur parabolique et d’une lampe à pétrole ou à huile. Elle sert à projeter sur un écran blanc, dans une salle où l’on a fait l’obscurité, des images peintes sur une plaque de verre que l’on doit introduire entre la lampe et l’objectif, tête en bas.

Diableries, vues grotesques, érotiques, exotiques, scatologiques, politiques, religieuses, historiques, scientifiques, satiriques, contes et légendes : tous les sujets ont été abordés. Important : l’image est « fixe » ou bien « animée » lorsque la plaque de verre comporte un système mécanique et un autre verre peint (juxtaposé ou placé à côté) qui permet de faire bouger le sujet représenté.

 

Tout, dans la lanterne, de même que les effets merveilleux qu’elle produit, est « magique » : fumante et percée de lumière, elle permet, pour la première fois, d’agrandir des images transparentes qui n’existaient auparavant – et encore vues de loin – que dans les églises, grâce aux vitraux. Elle projette de petits tableaux peints, animés, mécanisés, aux couleurs translucides, ce qui change radicalement de la peinture sur toile ou sur bois. La lanterne magique est beaucoup plus maniable que la chambre noire et transfère sur l’écran les créations de l’esprit. La camera obscura est en général documentaire. La laterna magica ouvre la voie à tous les fantasmes, au trucage, à la féerie, aux aberrations et dépravations chères au futur cinéaste des « films à trucs », Georges Méliès.

La lanterne magique est probablement née en 1659 dans le laboratoire à La Haye d’un célèbre astronome et physicien hollandais, Christiaan Huygens. La première image – animée ! – que celui-ci songe à projeter n’a aucune prétention scientifique : elle représente une danse de mort, d’après Holbein : un squelette danse, ôte et remet sa tête sur ses épaules. Vision si terrifiante que Huygens baptise sa machine « lanterne de peur ».

Cet appareil offre, au cours de sa longue histoire, une dualité constante, comme le cinéma : elle est fille de la science et de l’optique, mais aussi de la magie et des arts. Échappée très vite du laboratoire du savant protestant Huygens, la lanterne magique – comme encore le cinématographe plus tard – parcourt le monde à une vitesse fulgurante, adoptée par les plus grands philosophes (Leibniz, Voltaire), les physiciens, les charlatans, colporteurs, et bientôt par toute la population.

 

Un voyageur français, Charles Patin, assiste en Allemagne, vers 1670, à un spectacle de lanterne magique donnée par un moine réformé. À la suite de cet événement, Patin énonce plusieurs idées essentielles : il conçoit d’abord le terme d’« art trompeur », qui peut toujours aujourd’hui définir le 7e art cinématographique ; il constate que les lentilles en cristal de la lanterne produisent des « échos visuels » (l’optique se mêlant ainsi aux théories de l’acoustique, idée intéressante) et note surtout enfin, après avoir observé, médusé, le faisceau lumineux de l’appareil optique, le « transport » des images d’un point à un autre. Elles « roulent dans les ténèbres », dit-il magnifiquement.

À partir de la fin du XVIIIe siècle, les spectacles sont devenus très élaborés et de plus en plus spectaculaires, avec des effets théâtraux, optiques, pyrotechniques et des images de plus en plus véloces : c’est la « fantasmagorie ». On a même utilisé l’électricité pour violenter l’audience, ou des narcotiques pour que le public ressente encore mieux la vision d’images hallucinatoires – en comparaison, la « 4DX » ou la « ICE » font pâle figure !

À partir du milieu du XIXe siècle, le dispositif classique de la salle de projection moderne s’étend partout en Europe : la salle de la Royal Polytechnic à Londres propose, à partir de 1853, une cabine de projection avec des fenêtres pour laisser passer les rayons lumineux des projecteurs, une salle pourvue de fauteuils, un orchestre, un vaste écran de toile blanche que découvrent des rideaux avant que la séance ne débute…

 

En 1895, au lieu de projeter des plaques de verre mécanisées, la nouvelle lanterne magique cinématographique de Louis Lumière fait défiler au foyer de l’objectif un film 35 mm argentique, d’une longueur de 17 mètres, soit environ une minute. Les images sont obturées par le disque de Joseph Plateau, conçu en 1832. Ce n’est pas une rupture, c’est une magistrale (r)évolution.

Le spectateur de 1895 est fasciné par la réalité de la scène animée photographique, et il reste comme auparavant émerveillé par le même « transport des images », presque surnaturel, entre l’appareil de projection caché dans la cabine et l’écran de toile blanche.

Cette notion de « transport des images », celles-ci « roulant dans les ténèbres » pour arriver jusqu’à l’écran, a suscité bien des commentaires, et même une intéressante exposition au Fresnoy en 1997 (Projections, les transports de l’image) – les artistes contemporains y réfléchissent probablement plus que les cinéastes d’aujourd’hui. Voyez les magnifiques installations d’Anthony McCall, qui consistent à projeter des faisceaux lumineux mobiles sur de la fumée.

Avez-vous remarqué, dans une salle de cinéma, le regard émerveillé que portent les enfants sur ce mystérieux faisceau lumineux ? Si l’on y songe, il est vrai que le phénomène laisse rêveur. Que d’efforts en science physique, en optique, en dioptrique, en physiologie, pour en arriver là : « Le transport des images dans les ténèbres » !

 

On peut donc dire que, depuis le XVIIe siècle jusqu’à aujourd’hui, la lanterne magique et le cinématographe ont su rassembler un large public autour d’un concept majeur : la projection lumineuse. Ce concept n’a pas été cassé par le numérique, qui exige toujours, du moins jusqu’à présent, ladite projection. N’importe quel Christie ou Barco actuel est toujours équipé de la vieille lanterne magique de Christiaan Huygens, même si la puissance de la source lumineuse (Xénon, laser…) a été largement améliorée.

Évidemment, le numérique a quasiment foudroyé, d’une façon trop rapide et injuste, la pellicule argentique de Marey, Edison et Lumière. Nous avons beaucoup perdu, notamment dans la vie qu’offrait l’image dansante pelliculaire. Le film 16, 35 ou 70 mm était tracté physiquement dans la caméra par des griffes et dans le projecteur par la croix de Malte, donnant aux images une gigue envoûtante, sans parler des milliards de grains argentiques fourmillants…

 

Aujourd’hui, plus besoin d’obturateur, les pixels sont d’une fixité mortifère. Par ailleurs leur survivance dans le temps est loin d’être assurée – le seul moyen sûr de pérenniser l’image numérique étant la pellicule : drôle de paradoxe ! Mais on a beaucoup gagné aussi, notamment dans la circulation des images, la démocratisation des appareils, les effets spéciaux.

Or, on nous annonce aujourd’hui de nouvelles « (r)évolutions à venir dans les salles de cinéma » (Le Monde, 25 septembre 2018), dont Sonovision s’est fait l’écho l’un des premiers. Il s’agit de renoncer définitivement à la projection lumineuse. Les images seront diffusées directement sur de gigantesques écrans led (technologie Onyx Cinema Led, Samsung).

Les cabines de projection seront détruites, pour gagner des sièges, ou peut-être pour installer des cuisines : on prévoit en effet que le public pourra déjeuner ou dîner devant l’écran, puisque les images pourront être diffusées dans une ambiance semi-éclairée.

Le problème majeur du son, auparavant diffusé en partie à travers la toile en direction du spectateur, n’est pas encore vraiment réglé, à moins de le propulser sur la dalle, pour qu’il soit renvoyé en quelque sorte vers le public.

 

Curieusement, l’annonce de l’abandon de la projection, « évolution » ou « révolution », n’a pas provoqué de remous. Même au 73e Congrès des exploitants à Deauville, on s’est félicité de cette nouvelle. Il est vrai qu’un grand nombre de projectionnistes a été licencié, et que de ce fait la qualité des projections numériques en salle ne fait quasiment plus l’objet d’une surveillance exigeante. La perspective de servir des repas pendant les films fait miroiter, à tort ou à raison, de nouvelles recettes.

On sait que, particulièrement durant les années 1950, l’industrie du cinéma s’est battue vigoureusement – et non sans succès – pour rivaliser avec la télévision qui s’imposait alors dans tous les foyers. C’est à cette occasion que furent créés le CinémaScope, la 3D, le 70 mm, le Todd Ao, le Cinerama, le Perspecta, la VistaVision, etc., autant de procédés « bigger than life » fabuleux, permettant d’immerger le spectateur et de lui offrir des images de plus en plus grandes, immersives, spectaculaires, sonores. Le cinéma avait alors renoué avec son public, qui faisait bien la différence entre une projection géante et une image cathodique.

Le numérique, malgré les pertes relevées plus haut, a su garder les spectateurs captifs, en renouant notamment avec la 3D et en renouvelant entièrement l’art des effets spéciaux.

 

On nous explique aujourd’hui que l’avenir du cinéma résidera donc non pas dans la projection de Huygens, Lumière ou celle du « Wide Screen » du très exigeant Michael Todd (« pas de pop-corn en salle ! »), mais sur la surface d’une dalle réceptrice et numérique. Les images ne seront plus transportées dans les ténèbres. Nous irons dans les salles visionner une gigantesque télévision. Le paramétrage technique des images enregistrées devra changer pour s’adapter à ces nouveaux écrans-miroirs.

Évolution, révolution, ou cette fois véritable schisme ? Le public, qui dispose déjà chez lui d’écrans de plus en plus grands, de Home Cinema plus ou moins bien réglé, et dans sa poche d’écrans téléphoniques de plus en plus définis, sera-t-il au rendez-vous ? L’avenir le dira mais, en face de ce tsunami approchant, on voudrait entendre les cinéastes, les techniciens, le public : avons-nous vraiment envie de renoncer à la projection ? Louis Lumière, au secours !  

 

 

Article paru pour la première fois dans Mediakwest #29, p.104/106. Abonnez-vous à Mediakwest (5 numéros/an + 1 Hors-Série « Guide du tournage ») pour accéder, dès leur sortie, à nos articles dans leur intégralité.