La gestion des rushes, le labo sur le plateau et le métier de DIT (Digital image technician)

Quand on parle de labo sur le plateau, on pense surtout à l’étalonnage « on set ». En fait, ce déplacement du laboratoire recouvre des aspects bien plus divers et des degrés différents suivant l’importance de la production.
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Afin de dessiner le paysage le plus précis possible, Mediakwest est allé interroger des acteurs de la mutation digitale : Thierry Beaumel (Eclair Labo), Danys Bruyère (TSF Loueur de matériel), Olivier Garcia (HD Systems Labo et Loueur de matériel), Christophe Hustache Marmon (DIT), Patrick Leplat (Panavision, Loueur de matériel), François Paturel (DIT), Philippe Reinaudo (Firefly, concepteur de logiciels) et Léonard Rollin (DIT) apportent leurs temoignages.

 

Pour planter le décor de la gestion des rushes, la référence est la recommandation Technique éditée par l’AFC, la CST et la FICAM : « RT-030-Cinéma-2014 concernant la sécurisation des données numériques en cours de tournage et de postproduction, sauvegarde et conservation à court terme » téléchargeable sur le site de la CST à la rubrique « Publications »…

En premier lieu, toutes les personnes interrogées font mention de l’importance capitale des réunions de pré-production pour définir le workflow du film. Par exemple, la transmission des rushes se fera-t-elle par disque navette ou par la fibre ? Dans ce dernier cas, une vérification de la liaison avec la salle de montage s’impose. Lors de ces réunions, la cadence de l’image et du son est décidée, de même que le format de prise de vues et d’enregistrement, etc. La gestion des rushes ne peut pas être confiée à un stagiaire. En effet, un second assistant opérateur ou un data manager possédant les compétences requises doivent s’acquitter de cette tâche. Autre principe de base : on effectue une double sauvegarde des rushes, les deux sauvegardes ne sont JAMAIS conservées au même endroit et ne voyagent JAMAIS ensemble.

Thierry Beaumel insiste sur un point primordial : la bonne sauvegarde des rushes permet la bonne conformation. En effet, il faut s’assurer de la bonne traçabilité des métadatas de la caméra au labo, au montage et sur les bandes LTO. Par exemple, les proxys envoyés au montage doivent porter exactement le même nom que les rushes. Par ailleurs, le data manager doit s’assurer avec l’équipe caméra qu’il y a bien une incrémentation des numéros des clips de cartes en cartes.

 

Concrètement, quelles sont les solutions logistiques et informatiques pour mettre en œuvre ces recommandations ? Suivant les configurations de tournage, les rushes seront sauvegardés sur une tour de disques durs sécurisés en RAID 5, RAID 6 ou RAID 60 qui sera souvent conservée sur le plateau. La deuxième copie sera effectuée sur un disque dur navette entre le tournage et le laboratoire.

Pour effectuer cette opération de copie, différentes solutions de logiciels existent. Panavision a, par exemple, conçu le PRM (Panavision Rushes Management), développé par Firefly. Le PRM se définit comme un système on set global qui a pour but de simplifier au maximum le travail de l’équipe image. Il peut être configuré sur-mesure selon les besoins. Il accepte tous les lecteurs de cartes. Il suffit d’introduire le média contenant les rushes dans le lecteur relié à l’ordinateur et de cliquer pour démarrer la copie sur la tour sécurisée. On obtient alors un « digital négatif » que l’on peut dupliquer à l’envi pour obtenir tous les clones nécessaires.

L’opération est parfaitement sécurisée car vérifiée informatiquement bit à bit en MD5 pendant son déroulement. Parallèlement, le logiciel fait une lecture de toutes les métadonnées des média et les stocke dans une base de données. Le tout est automatisé afin de prévenir au maximum l’erreur humaine. Même son de cloche chez Eclair, qui propose depuis peu une solution de laboratoire sur le plateau avec un étalonneur qui prend aussi en charge la copie des rushes en prenant garde de faire une vérification MD5 de la carte avant de la transférer puis une autre à chaque étape de recopie sur navette et sur RAID 5. Le logiciel utilisé est le Colorus dans lequel Eclair a introduit un module pour les back up. Parallèlement à toutes ces copies et vérifications, une base de données est constituée. Elle contient les informations de tous les plans et cartes mémoire ainsi que les valeurs d’étalonnage et les rapports de vérification.

TSF propose deux solutions possibles, soit la Data Box, soit la Data Box Daylies. La première est une solution légère qui tourne sur un Mac Book Pro additionné ou non d’une Red Rocket ou d’un accélérateur graphique. La seconde nécessite un Mac pro avec deux cartes graphiques 700 et 64 Go de RAM et des tours de disques durs rapides en SAS ou Thunderbolt 2… Elle permet de sauvegarder en même temps des rushes sur une tour sécurisée, sur des LTO, de faire des proxys et un étalonnage.

De son côté, HD Systems propose une solution qui tient dans une mallette (la Valise Data Loader de dimensions 70cm X 20cm X 30cm) composée d’un Mac Book pro accompagné de quatre disques de 4 To en RAID 6 donc 6 To de disponibles qui permettent une double sauvegarde et une vérification de l’intégrité des rushes. Le logiciel maison implémenté permet de générer un rapport indiquant l’incrémentation des clips et leur taille ainsi qu’une vérification bit à bit des copies. Tous les systèmes s’attachent à pouvoir libérer au plus vite le médium de la caméra car il est rare et cher. Il est aussi vérifié que le nombre de plans sur la carte corresponde bien au rapport image, ce qui n’est pas toujours le cas, la scripte n’étant pas infaillible.

La vérification qualitative des rushes ne peut se faire qu’avec l’œil humain. Lui seul est capable de détecter les pixels morts, les problèmes de point, d’exposition, de double image etc. Les machines ne peuvent pas empêcher l’erreur humaine qui consiste, par exemple, à formater une carte sur la caméra alors qu’elle n’a pas été déchargée. Ce genre d’incident est plus fréquent qu’on ne le croit et n’est pas couvert par les assurances. On comprend donc l’importance de la rigueur des équipes caméra, souvent difficilement conciliable avec les rythmes de tournage de plus en plus endiablés.

Une fois les rushes ingérés, on peut procéder à leur étalonnage sur le plateau. Les DIT ou les étalonneurs peuvent s’en charger. Eclair préfère détacher un étalonneur du labo sur le tournage. Afin qu’il puisse travailler dans de bonnes conditions, il s’installe avec sa console d’étalonnage équipée du Colorus Dailies et d’un moniteur calibré dans une pièce sans lumière du jour qui peut se situer à côté du studio ou à l’hôtel.

Ainsi, il étalonne les rushes comme il le ferait au laboratoire. Il en tire ensuite des DNX (ou des ProRes, selon que le montage est fait sur Avid ou Final Cut) et des copies pour IPAD. Selon Thierry Beaumel, on ne peut pas appliquer une LUT sur des rushes parce qu’il y a trop de différences entre deux plans. Il préconise donc un véritable étalonnage plan par plan qui suivra les images au montage et qui sera apposé sur la copie de conformation du film. Ainsi, le réalisateur pourra retrouver les images qu’il a vues pendant plusieurs semaines sur la table de montage lors de l’étalonnage final. Cet étalonnage des rushes constituera une base solide pour ce dernier.

C’est incontestablement la solution la plus lourde. Le PRM permet, quant à lui, d’appliquer les LUT d’affichage sur les rushes pour les sorties DNX 36 ou 115 avec, en sus, une synchronisation du son. Ces LUT d’affichage peuvent être générées en direct et en temps réel sur le plateau et appliquées à la sortie REC 709 de la caméra. Elles seront incrustées sur les proxys pour le montage et suivront les rushes en RAW sous forme de métadonnées.

Toutes ces opérations sont transmises à la base de données gérée en cloud local ou distant ce qui permet de relier plusieurs stations sur un même projet. Toutes ces manipulations se font automatiquement en un clic pour peu que la machine soit programmée dans cette configuration au départ. La LUT est sauvegardée dans la base de données du logiciel ainsi que toutes les métadatas utiles : CDL (Color Decision List), EDL (Edit Decision List), ALE (Avid Log Exchange). Bien sûr, il est possible d’étalonner les images de manière plus poussée avec des primaires, des secondaires et même des masques.

Chez HD Systems, les LUT (Look Up Table) sont une aide à l’exposition. En effet, dans son laboratoire, Olivier Garcia a implémenté des LUT dans le SDK (outil de débayerisation) du constructeur de la caméra afin de tirer le maximum des possibilités du RAW suivant les conditions d’exposition du tournage. Les LUT, qui servent à l’affichage des images, permettent au chef opérateur d’optimiser son exposition. Leur solution DIT permet, une fois les deux copies effectuées des médias RAW ou autres fichiers de tournage, de lire les images 4K RAW ou DPX 16bits en temps réel avec corrections couleur appliquées.


La station comprend deux systèmes « de pré-étalonnage dailies » et un système de montage et de sauvegarde LTO6 on set, mais cela reste très marginal, et ne peut être mis en place que dans le cas de techniciens formés préalablement bien que ,dans ce cas extrême, ils préfèrent envoyer un technicien et un étalonneur sur place.

C’est le système dont s’est servi François Paturel, DIT sur Les Saisons, le prochain film de Jacques Perrin, éclairé par Eric Guichard qui a succédé au regretté Luc Drion. Sur ce tournage, François Paturel a aussi conçu des LUT sur le terrain afin de permettre à Eric Guichard non seulement de transmettre ses intentions au montage et à la postproduction mais aussi d’adapter dans cette intention l’exposition au maximum de latitude en vue de l’étalonnage du Labo.

Ce DIT considère l’informatique seulement comme un outil. C’est l’image qui lui importe, pour lui, elle n’est pas constituée que de pixels. Il se pense comme un collaborateur du directeur de la photographie et de l’équipe image dont il fait partie. Léonard Rollin, DIT sur Une enfance de Philippe Claudel dit aussi qu’il est l’œil qui sert à tous les corps de métier d’une équipe de tournage.

Derrière son écran de 21 ou 25 pouces, le DIT est à même de scruter l’image dans ses moindres détails et de signaler le plus petit défaut. Il évite ainsi un plus grand nombre de prises. Outre l’exposition, il surveille la netteté, le maquillage, la coiffure, les décors et tous les éléments étrangers qui peuvent parasiter un plan. Quelquefois, le chef opérateur peut confier le réglage du diaphragme au DIT, témoigne Christophe Hustache Marmon. Dans tous les cas de figures, les LUT éditées sont toujours faites pour traduire ses intentions artistiques.

Le labo on set ne peut s’entendre que dans des conditions de tournage relativement confortables. Avant de partir en Afrique, en pleine brousse, Léonard Rollin, pour le film La nuit des éléphants de Thierry Machado, a consacré trois semaines de recherches et développement et deux semaines d’essais pour adapter son matériel et son workflow aux conditions qu’il allait rencontrer. Le RAW de la caméra Canon C500 était enregistré sur un Odissey 7Q, et il a emporté 80 To de disques durs en RAID 5. Ce qui ne l’empêchait pas de faire une double sécurisation des rushes en RAID 5 et en LTO (plus sûr et plus transportable que le RAID 5 dans ces conditions extrêmes), mais très peu de DNX, son matériel étant trop léger pour cela. En revanche, sur Les Saisons, François Paturel restait comme DIT à la face et confiait la gestion des rushes à un data manager à l’hôtel sous sa supervision.

 

Toutes les personnes interrogées insistent sur une préparation minutieuse du workflow avant le tournage : choix de l’espace couleur, de l’étalonnage en lin ou log, choix du matériel, des LUT de visionnage. Ces dernières peuvent être modifiées en cours de route en fonction de l’étalonnage des rushes. Ce déplacement du laboratoire sur le plateau est profitable à tout le monde, ainsi chaque membre de l’équipe peut vérifier son travail plus facilement et plus rapidement. Eclair propose même des projections de rushes à partir de DNX.

La plupart du temps, les images sont consultables en streaming sur le site du laboratoire en accès sécurisé. Danys Bruyère prédit une mise en réseau du monteur avec le réalisateur grâce à la fibre et à un cloud commun. Ainsi, le metteur en scène pourra dialoguer avec la salle de montage tout en regardant en direct les plans s’agencer entre eux.

On peut déjà envoyer du 4.4.4 à 300 mbs par la fibre, le RAW est pour l’instant trop lourd, mais demain ? On se laisse aller à imaginer que la fibre permettra d’envoyer directement les rushes au labo qui les étalonnera et les renverra sur le plateau et le labo retournera au labo…