Les workflows des séries en ébullition

Ces derniers temps, les workflows des séries, en particulier les flux de travail des quotidiennes, ont vécu des évolutions techniques et artistiques majeures qui ont permis de hisser la productivité et la qualité de ces rendez-vous réguliers à un niveau jamais égalé et de faire émerger de nouveaux projets.
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Dans l’univers de la fiction, l’avis de Danys Bruyère, directeur de l’innovation du groupe TSF qui accompagne les séries (entre autres) depuis une quinzaine d’années, fait référence. Il distingue plusieurs évolutions notables en matière de flux de travail et d’évolution technique aussi bien qu’artistique : « Pendant longtemps il n’y eut en France que deux façons de tourner des séries, soit des unitaires relativement ambitieux à la manière du cinéma, soit des petites séries low cost tournées en studio à l’aide de deux ou trois caméras, d’une régie de production et de décors peu valorisants, sachant que le but de ces dernières était de remplir les quotas horaires des grilles de programmes des chaînes. »

Danys Bruyère se souvient aussi des tentatives en matière de sitcoms à l’américaine avec présence du public sur le lieu de tournage. L’exemple le plus marquant en la matière était Blague à part produit par Canal+ ainsi que la série H. Toutefois, selon ce fin connaisseur de la filière fiction, « les premiers changements majeurs dans les workflows des séries ont été introduits par Plus Belle la vie. C’est le premier succès d’audience d’une série reprenant les process des telenovelas sud-américaines, mais à la française et en access prime time. Grâce à ce premier bond qualitatif, la série quotidienne a séduit un public différent. »

Dans le même temps, certaines séries françaises de prime time comme Braquo, Les Borgia, Versailles se sont alignées sur les standards de qualité américains de HBO ou Netflix, en proposant non seulement une narration de qualité, mais aussi une qualité d’image comparable à celle du cinéma. Chacun a pu se rendre compte en France à cette occasion qu’en proposant ce niveau de qualité, il était possible d’atteindre là aussi de nouveaux publics plus jeunes et amateurs jusqu’ici de séries américaines. « Ces différents exemples ont montré que, même si le critère central de qualité d’une série tient dans son écriture, la qualité d’image amène une dimension supplémentaire, qui est certes intangible, mais attire l’œil du public », précise Danys Bruyère.

 

L’optimisation des process de production

Ces séries au long cours qui s’égrènent sur plusieurs saisons ont également démontré la nécessaire adaptation des process de fabrication vis-à-vis de ce qui se faisait jusqu’ici dans les unitaires. Comme le souligne Danys Bruyère : « Au-delà de six épisodes par saison, on entre dans des processus nécessitant souvent d’adopter une unité de lieu pour le tournage, afin d’optimiser les temps de production. C’est flagrant en particulier sur les thèmes qui touchent à la criminalité, car on doit localiser le commissariat, le cabinet d’avocat, l’hôpital… Dans ces cas de figure, les équipes de production ont souvent adopté la friche industrielle, peu coûteuse, mais qui comporte aussi des inconvénients liés au manque d’isolement vis-à-vis de l’humidité, des bruits extérieurs et des nuisances liés à des emplacements proches de couloirs de circulation importants ».

Et Danys Bruyère de poursuivre : « Limitant ce type d’inconvénients, le studio peut dès lors devenir une sorte de ruche dans laquelle on tourne par salve de dix jours d’affilée avec quelques jours en extérieur, comme c’est le cas pour Plus belle la vie ou pour les quotidiennes récentes de TF1 et France 2. Concernant Plus belle la Vie, la concentration s’est faite au fil du temps, avec tout d’abord les auteurs installés à Marseille qui bâtissent des scénarios dans un laps de temps court de deux semaines afin de pouvoir intégrer des événements marquants de l’actualité dans l’écriture de la série. Aujourd’hui, le montage et l’ensemble de postproduction ont également été intégrés sur place. »

 

Récemment TSF a apporté son expertise technique à la série du groupe TF1 Demain nous appartient. « Une étape supplémentaire a été franchie dans le processus d’intégration sur un même site. Au niveau de l’éclairage avec, par exemple, des solutions techniques permettant de réaliser des “découvertes” en plateau, y faisant entrer la lumière du jour directement. Pour ce faire, nous avons travaillé avec le chef électro et un chef opérateur en charge uniquement de la mise en place technique du projet. » Dans ce genre de séries quotidiennes, ce cas de figure n’est pas rare en effet car il y a énormément d’intervenants différents tout au long de la vie de la série.

De même, sur Demain nous appartient, il y avait un enjeu à parvenir à tourner dans des conditions correctes à l’aide de six caméras tournant presqu’en permanence au sein de trois équipes renouvelées tous les quinze jours, et ce dans des décors souvent encombrés. Le choix a donc été fait de tourner à l’épaule à l’aide de caméras Amira – de Arri – équipées de zoom ENG.

« Ainsi, il est possible de filmer avec plus de nervosité que sur un pied, tout en se passant d’un steadicam. Un tel choix est à l’image de l’économie tendue de ces séries durant la période de lancement, jusqu’à ce que le public soit largement au rendez-vous. La moindre dépense inconsidérée peut prendre alors des proportions importantes quand l’objectif est de produire 26 minutes utiles par jour durant 220 jours dans l’année », insiste Danys Bruyère.

 

Des découvertes numériques 3D en temps réel

L’optimisation des process de tournage et de postproduction des séries quotidiennes passe non seulement par une amélioration des processus humains, mais aussi par des innovations techniques, à commencer par la prévisualisation des extensions des éléments de décors numériques sur le lieu de tournage.

Pour la première fois en 2018, la Previz-on-set a été mise en place à grande échelle sur une série quotidienne, avec Un si grand soleil produit par France 2 qui a été l’occasion d’un coup d’essai prometteur par la jeune société Les Tontons Truqueurs.

Fondés par le spécialiste des effets visuels numériques Christian Guillon, Les Tontons Truqueurs proposent une solution technique permettant de visualiser des « découvertes » en temps réel sur le plateau de tournage de la quotidienne. La technologie proposée permet de compositer l’image finale en mélangeant en temps réel l’image réelle et la découverte virtuelle qui peut être de la simple « pelure 2D » à un environnement virtuel 3D des plus sophistiqués.

Pierre-Marie Boyé, directeur des productions des Tontons Truqueurs, explique le process mis en place : « À l’aide du système, on réalise un tracking de chaque caméra, afin d’en suivre les mouvements et de positionner en temps réel les images 3D dans les “découvertes” avec la bonne perspective. »

Les Tontons Truqueurs utilisent le système HalideFX conçu par la société américaine Lightcraft Technology*. Cette technologie de tracking, qui n’est pas la seule sur ce marché émergent, est sans doute une des plus robustes en termes de qualité de tracking de la caméra et surtout la plus complète ; les trois fonctions extraction (keying), moteur 3D et compositing temps réel sont incluses.

Pierre-Marie Boyé précise : « Le premier usage de ce dispositif, consiste à fournir des données de tracking suffisamment qualitatives pour faciliter la postproduction à recalculer les découvertes sans avoir à retracker toute la scène. En outre, sur Un si grand soleil, nous parvenons à fournir en direct sur le plateau 50 % d’images définitives intégrées directement au montage final, c’est-à-dire que ces plans ne nécessiteront pas de traitement particulier en postproduction. À terme, on espère que ce pourcentage d’images réalisées en temps réel sur le plateau passera à 90 % ; on passe alors de la “préviz-on-set” au concept de “VFX-on-set”, on fabrique les effets visuels numériques en plateau. Cette nouvelle façon de produire les effets de découverte crée une inversion de la chronologie des flux de travail concernant des éléments de décor numériques, il faut qu’ils soient conçus en amont du tournage pour être utilisés directement sur le plateau et non plus en postproduction. »

 

Pour Pierre-Marie Boyé, c’est aussi l’émergence de nouveaux métiers qui change le paradigme entre décors réel et virtuel. « Dans le cas de la série Un si grand soleil par exemple, il a été créé un département spécial pour la fourniture des découvertes. À terme, ce sont certainement les chefs décorateurs qui seront les plus impliqués dans la fabrication de ces découvertes numériques pilotables en temps réel, car cela fait appel à la créativité des décorateurs. »

La mise en place de dispositifs de VFX on-set comme sur Un si grand soleil suppose aussi de trouver et/ou de former de nouvelles compétences comme les « Opérateurs de Previz-On-Set » (OPOS), capables de discuter aussi bien avec des chefs opérateurs que d’être en mesure de maîtriser des moteurs 3D temps réel de jeux vidéo comme Unreal Engine, le moteur de rendu temps réel utilisé sur HalideFX.

« Dans le contexte d’une quotidienne comme Un si grand soleil, ces nouveaux métiers sont mis d’emblée à rude épreuve, il faut parvenir à créer notre place sur le plateau afin de laisser suffisamment de temps à nos trois opérateurs pour faire un chroma key de qualité et calibrer les trackers sur les deux caméras en plateau. Nous devons aussi expliquer pourquoi nous sommes là et que notre présence sur le tournage va permettre de gagner un temps considérable en postproduction.»

Au-delà des gains de productivité, les VFX on-set apportent aussi un surplus de créativité aux décors intégrés dans les découvertes vis-à-vis des bâches imprimées traditionnellement utilisées sur les séries.

« Un si grand soleil est aussi pour nous un terrain d’exploration créatif. Petit à petit, on propose d’ajouter des animations dans les pelures 3D, du vent dans les arbres, des tramways ou des voitures qui circulent, et le tout pilotable à la demande… On propose aussi une gamme différente de découvertes en fonction de la saison et de la mise en scène en cours », s’enthousiasme Pierre-Marie Boyé.

 

SetKeeper met en cohérence les flux de travail des séries

Les workflows sont également en ébullition au niveau de la gestion de production des séries. Là où les séries TV fonctionnaient jusqu’à présent en silo de la préproduction à la postproduction, une application comme SetKeeper (éditée par la société française Melusyn), qui facilite la supervision de l’ensemble d’une production, est désormais de plus en plus adoptée par les producteurs de séries qui y voient un moyen d’améliorer notablement l’efficacité des différents workflows.

SetKeeper permet, dans un premier temps, de mettre en cohérence et synchroniser l’ensemble des processus de production et postproduction vis-à-vis des éléments de départ comme le script ou le scénario.

Les gains de productivité permis par l’application centralisée sont importants. Melusyn, qui envoie régulièrement des formulaires d’évaluation aux productions qui adoptent son application, estime, au vu de ces retours clients, que les productions gagnent en moyenne dix heures par semaine et par poste, notamment dans les séries.

D’ailleurs, comme le souligne Octave Bory CEO et cofondateur, « notre outil est utilisé sur de plus en plus de séries françaises comme Un si grand soleil (France 2), Demain nous appartient (TF1) ou Plus Belle la Vie sur France 3 », même si plus de la moitié du chiffre d’affaires de cette start-up française est désormais réalisée à l’étranger.

 

Si SetKeeper occupe rapidement la scène internationale, il n’est pas la seule application de gestion de production de la sorte, à commencer par le spécialiste des séries Netflix qui propose à ses productions « maison » un outil en ligne depuis deux ans, Prodicle.

« Un des intérêts de tels outils de gestion de projet des fictions, explique Octave Bory, tient au fait que les temps de préproduction sont de plus en plus courts, alors que l’exigence de qualité des séries, elle, augmente. il faut donc trouver des gains de productivité au sein de chaque process de production.

Une des réserves de productivité se tient dans la préparation des productions, dans les possibilités offertes par un logiciel comme SetKeeper de pouvoir gérer dans un même outil simple d’utilisation, partageable en toute sécurité : la planification, le financement, les contrats, les castings, les repérages…

En outre, on voit une évolution du modèle d’organisation des productions d’un mode “bottom-up”, dans lequel chaque maillon de la chaîne s’organisait dans son coin avec ses outils “maison” pour échanger des éléments avec l’externe à une organisation “top-down” venant des États-Unis dans laquelle les producteurs utilisent des processus de partage et échangent des éléments de production plus strictes avec des principes de notifications qui rythment l’ensemble des métiers au sein d’une série. »

 

Un des enjeux plus sous-jacent de ces outils de gestion de production est la possibilité de conserver et d’unifier les métadonnées de préproduction tout au long de la chaîne de production et postproduction dans la mesure où il est important de pouvoir à tout moment se référer, par exemple, aux notes d’intention, au scénario, au repérage… Ceci, afin de constituer, par exemple, une extension de décor numérique cohérente en postproduction.

Octave Bory souligne : « Sur les quotidiennes, où les équipes tournent en continu, la synchronisation des métadonnées est même un enjeu essentiel afin que tout le monde puisse disposer des mêmes documents de référence au même moment. »

Pour réussir l’intégration de tels outils de gestion de production, qui introduisent de facto une nouvelle forme d’industrialisation, Octave Bory rappelle aussi qu’il est important « de prendre en compte très en amont du début d’une production les points de friction sur le plan pratique ou technique qui pourraient limiter la circulation des métadonnées qui font la richesse de tels outils. À partir du moment où l’on introduit un outil de gestion de production on rigidifie aussi le processus créatif. Il faut donc que le directeur des productions en discute avec les équipes techniques et artistiques très en amont pour placer le curseur aux bons endroits. »

« Sur une quotidienne, par exemple, le curseur va davantage être mis sur l’industrialisation, alors que sur des séries de prime time c’est l’aspect artistique qui va primer et les budgets vont être supérieurs par minute utile. Au sein de l’outil de gestion de production, on pourra alors laisser plus de place aux allers-retours sur des éléments artistiques. »

 

L’adoption d’un outil comme SetKeeper et le niveau d’industrialisation des process de production connaissent aussi des variations suivant les pays et les cultures. « De manière générale, même si des exceptions existent, en Europe et particulièrement en France, précise Octave Bory, les équipes ont plus d’autonomie et les workflows sont moins industrialisés par rapport aux pays anglo-saxons ou nordiques. Un signe de cette différence tient notamment au fait qu’en Grande Bretagne, même sur des petites séries, il y a une utilisation systématique du bon de commande. »

Melusyn pense aussi que son application SetKeeper n’a pas encore révélé aux professionnels de la fiction tout son potentiel concernant la gestion du versionning des scénarios et du crossboarding, jour par jour. « Il existe cependant un format de métadonnées rival aux États-Unis, insiste Octave Bory. Il y a donc un enjeu de souveraineté à ce que l’ensemble des industriels travaillent sur un standard commun. »

De même, les aspects légaux ou financiers, liés au partage et à la réutilisation des éléments de préproduction, sont difficiles à porter par un éditeur seul, comme Melusyn. Le dernier Satis Expo fut d’ailleurs l’occasion pour Octave Bory d’alerter les professionnels présents sur de telles problématiques.

 

Magic Hour, dénominateur commun de l’ « axe » quotidien Marseille-Sète-Montpellier

Depuis 2010, avec l’accompagnement des Studios de Marseille, l’intégrateur système qu’est Magic Hour s’est construit une expertise reconnue par les productions haut de gamme que sont Plus belle la vie, Un si grand soleil, et Demain nous appartient. Pour chacun des déploiements, Magic Hour a su tirer le meilleur des produits et workflows Avid et DaVinci Resolve, en les adaptant aux contraintes techniques, budgétaires et artistique, mais aussi aux méthodes de travail de chaque production. À travers la personnalisation des systèmes, l’organisation sur mesure des médias et l’assurance de l’efficacité des suivis de fabrication, cette expertise vient remplir le contrat initial avec PBLV, USGS et DNA : être en mesure de garantir la confection de 5 épisodes par semaine dans les meilleures conditions techniques et artistiques. Objectif atteint !

 

*Le système Halide nécessite d’installer des trackers sur les caméras et ensuite des cibles, sortes de QR codes, dans les grils d’un studio. Les cibles et trackers permettent de déterminer en temps réel le positionnement de la caméra dans l’espace du plateau, tandis que différents gyroscopes placés dans les trackers permettent d’enregistrer des mouvements de caméras comme le pan et le tilt d’où découlent les positionnements des découvertes ou extensions de décors.

 

Article paru pour la première fois dans Mediakwest #30, p.18/20. Abonnez-vous à Mediakwest (5 numéros/an + 1 Hors-Série « Guide du tournage ») pour accéder, dès leur sortie, à nos articles dans leur intégralité.


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